Le mythe du philosophe-roi, avec Paul Colrat
05 décembre 2025
Entretien

Ancien élève de l’ENS de Lyon, agrégé et docteur en philosophie, Paul Colrat est l'auteur de L’invention de la philosophie politique, La cité-philosophe dans les Politiques d’Aristote (Kimé, 2022) et de Platon, Sauver la cité par la philosophie (Classiques Garnier, 2023). Il nous parle ici de son nouveau livre, Le mythe du philosophe-roi, paru en novembre dans la collection « Histoire des doctrines de l'Antiquité classique » aux éditions Vrin.
VRIN : Comme vous le montrez dans votre livre, le concept de philosophe-roi n’apparaît jamais explicitement dans les textes de Platon, mais il fonctionne comme un mythe politique : ce serait en quelque sorte un « mensonge utile » pour nous persuader que le salut de la communauté politique passe par la philosophie. En quoi cette lecture permet-elle de répondre aux critiques qui accusent Platon de défendre une conception autoritaire du régime politique ?
Paul Colrat : Ceux qui soutiennent que Platon serait partisan d’une dictature éclairée voire d’un régime totalitaire présupposent un certain type de discours, prescriptif, comme s’il s’agissait dans la République de présenter un programme pour une cité parfaite. Pourtant le premier mot du célèbre paragraphe qui porte sur le règne des philosophes est « si » et le texte dit lui-même qu’il s’agissait de « mythologiser » une constitution, ce qui implique une certaine distance avec le propos tenu. Dans mon livre précédent[1], j’ai exploré ce que signifiait le « salut » de la cité dès lors que les philosophes en étaient chargés, ici j’analyse ce que signifie le « règne » des philosophes, en montrant qu’il ne correspond à aucun titre de « roi », ni à aucun royaume ou aucune royauté. Le règne des philosophes n’est pas le gouvernement des sages ou des experts, au contraire.
VRIN : Le concept de règne chez Platon semble sortir du régime traditionnel du pastorat, où le chef est un « pasteur d’hommes », en rejetant l’unicité et la force. Comment concevez-vous le fonctionnement de cette « communauté de philosophes » ?
Paul Colrat : Lier le règne et la philosophie comme le fait Platon suppose une modification en profondeur de ce que signifie « régner ». Si Socrate est l’exemple parfait du philosophe pour Platon, qu’il soit amené à « régner » signifie tout autre chose qu’un gouvernement des hommes ! On imagine mal Socrate devenir un dictateur ou même un « ministre » ou encore un gouvernant. Socrate n’est pas Marc Aurèle. Au contraire, on trouve une critique chez Platon de ce qui sert de matrice à l’idée de gouvernement, le pastorat, celui-ci étant finement mais fortement rejeté dans le Politique. La communauté salutaire des philosophes est donc plus proche de ce qui se vivait dans l’Académie, comme recherche collective du vrai et du juste. Les Lois donnent en outre une idée de ce à quoi pourrait ressembler une institution philosophique avec le « Conseil nocturne », plus proche d’une conjuration de philosophes que du Conseil d’État.
VRIN : Dans l’ouvrage, vous soulignez que la tâche du politique n’est pas de réaliser la cité idéale, mais de l’« imiter ». Le philosophe-roi est ainsi comparé à un « peintre de natures animées » qui esquisse la cité en suivant un modèle divin. Si le geste politique du philosophe est une « esquisse » dynamique et inachevée, quels sont les critères de succès ou d’efficacité de cette forme d’imitation ?
Paul Colrat : Le succès du règne des philosophes est partiel mais bien réel depuis l’invention de la philosophie. Toutes les fois que des humains se sont assemblés pour chercher ensemble le vrai, cette cité philosophique n’a plus été « idéale » mais bien effective. La philosophie n’est pas une activité solitaire mais collective, le fameux « dialogue » qui signifie que le geste de philosopher institue par soi seul un rassemblement de caractères différents, une harmonie, c’est-à-dire un mouvement commun à partir des oppositions elles-mêmes. Le philosophe n’est pas l’intellectuel qui du haut de sa chaire appellerait les puissants à changer leur manière de gouverner, mais celui qui se tient sur la place du marché pour que se propagent les apories qui le transissent.
VRIN : Vous soutenez que l’expérience du philosophe est une « anti-expérience » dans la mesure où elle éprouve le contraire de ce qui est ressenti par la foule. Comment cette « anti-expérience » philosophique permet-elle au philosophe d’être politiquement utile, notamment en étant « capable de conseiller » ?
Paul Colrat : Dire que les philosophes sauvent les cités suppose de contester que la philosophie serait la plus inutile des activités. Mais le philosophe chez Platon n’est pas non plus le conseiller, il est plutôt celui dont l’activité même produit un « conseil », c’est-à-dire une assemblée capable de réfléchir ensemble. Socrate n’est pas Richelieu. Et s’il prétend avoir de « l’expérience », ce n’est pas tant qu’il ait accumulé beaucoup de savoirs – au contraire il critique l’accumulation sans fin d’informations – mais qu’il est capable de mettre à l’épreuve la consistance des prétendues sagesses. Le philosophe a l’expérience des discours, notamment des discours politiques, il sait donc montrer à quel point ils sont réellement consistants.
Propos recueillis par Luca Torrente le 6 décembre 2025
[1] P. Colrat, Platon, sauver la cité par la philosophie, Paris, Classiques Garnier, 2023.
