Entretien avec Michel Imbert autour de La fin du regard éclairant

06 août 2020

 

Michel Imbert est Professeur émérite de Neurosciences de la vision à l’Université Pierre et Marie Curie et directeur d’études honoraire à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (chaire de Neurosciences cognitives). Parmi ses livres les plus récents nous rappelons le Traité du cerveau (éditions Odile Jacob, 2006), un instrument de travail indispensable pour tous ceux qui s’intéressent au fonctionnement du cerveau par rapport aux sensations, aux émotions, aux pensées et aux actes, et six volumes de neurobiologie écrits avec Pierre Buser, publiés chez Hermann : Neurophysiologie fonctionnelle (1975), Psychophysiologie sensorielle (1982), Audition (1986), Vision (1986) Mécanismes fondamentaux et centres nerveux (1993) et Commandes et régulations neuro-végétatives (1994). Deux de ces ouvrages, Vision et Audition, ont été publiés, révisés et augmentés, en 1992 aux Editions Bradford books des MIT Press.

En 2020, il a publié chez Vrin l’ouvrage La fin du regard éclairant, où les étapes majeures de l’histoire de l’optique sont suivies de près avec une attention particulière portée sur une figure tout à fait centrale dans l’évolution de la discipline : Al-Hassam ibn al-Haytham (965-1039), aussi connu en Europe sous son prénom latinisé d’Alhazen. Son ouvrage majeur, le Kitāb al-Manāẓir, ou Livre de l’Optique, marque une véritable révolution dans le champ des théories de la perception visuelle. Même si l’ouvrage resta longtemps inconnu, il est à la base de toute théorie moderne, y compris les études de Képler au début du XVIIe siècle. L’intérêt pour la figure de Ibn al-Haytham ne peut pourtant être limité au seul domaine de l’optique. En tant que mathématicien, philosophe, physiologiste, physicien il a été l'un des premiers promoteurs de la méthode scientifique expérimentale et son œuvre peut bien être considérée comme un tournant dans la pensée scientifique tout court.

Michel Imbert nous a accordé une entrevue pour discuter autour de ce livre.

 

Question 1 : M. Imbert, les premiers six chapitres de votre ouvrage retracent les théories de la vision les plus importantes à partir des premiers philosophes grecs jusqu’aux savants du monde arabe du IXe siècle. Cette brève mais riche histoire de la vision permet au lecteur de s’apercevoir de la grande hétérogénéité des théories, mais aussi de voir l’accord profond au sujet de la conception du regard éclairant, qui a été dominante pour toute l’Antiquité. L’œuvre de Ibn al-Haytham constitue un point de rupture et un tournant. Quels sont les éléments qui caractérisent le projet du génie arabe ? Peut-on trouver des points de contact avec les théories de l’intromission de certains prédécesseurs ?

De l’Antiquité au XIIIème siècle , il est vrai que la conception d’un regard éclairant domine. Pour la plupart de ceux qui ont écrit sur la vision, des philosophes essentiellement, voir les objets du monde extérieur repose sur l’émission par l’œil d’un rayon visuel que nous promenons sur les choses, d’où le slogan : voir c’est éclairer. Néanmoins, quelques-uns, les atomistes grecs, Empédocle, Démocrite, Epicure et Lucrèce, ont défendu (avec quelques variantes) l’idée selon laquelle une fine pellicule d’atomes se détache des objets pour pénétrer dans l’œil (intromission). Ces atomes, dans leur déplacement, conservent l’arrangement spatial de leur origine. Dans l’œil, elles produisent des phantasiae, des idoles, c’est-à-dire des représentations, cause de la vision. Ces théories se heurtèrent à de nombreuses critiques dévastatrices, alors que les théories des rayons visuels émis (extramission) eurent un succès durable, notamment en raison de la mathématisation rigoureuse de la vision spatiale qu’elles permirent à Euclide et Ptolémée, et bien d’autres, de développer. De nombreuses conceptions combinent intro- et extramission, dans des proportions variables, mais dans lesquelles la composante émission prédomine car c’est elle qui permet de rendre compte de la façon la plus satisfaisante des caractéristiques spatiales de la vision (notamment localisation et taille des objets) ;

           

Question 2 : Quel est le rapport entre l’explication de la perception visuelle fournie par Ibn al-Haytham avec l’utilisation de certaines inventions techniques ? Je pense notamment à la camera obscura qu’il utilise pour montrer que la lumière se propage en ligne droite. S’agit-il d’un exemple ante litteram des méthodes expérimentales scientifiques ?

Contrairement à une idée largement répandue, la camera obscura n’est pas une invention florentine du Quatrocento, on la connaissait depuis longtemps, dans la Chine impériale certainement mais peut-être même dès le néolithique ; en outre, un des architectes byzantins de la Basilique Sainte Sophie, Anthèmius de Tralles (fin du cinquième siècle), en donne une description détaillée, mais c’est Ibn al-Haytham qui en fit le premier la théorie et l’applique à l’étude la vision. Notamment pour étudier les conditions de propagation de la lumière et démontrer qu’elle existe indépendamment, et extérieurement, à la vision, que cette lumière se propage en ligne droite, dans toutes les directions ; ces droites virtuelles forment des rayons qui ne se mélangent pas et aucune des conditions de leur propagation ne concerne la vision proprement dite. La séparation radicale entre les conditions de propagation des rayons lumineux et celles de la perception visuelle constitue une rupture fondamentale avec l’optique traditionnelle d’alors. Elle illustre la réforme épistémologique fondamentale que notre auteur inaugure ; on peut donc dire en effet qu’Ibn al-Haytham, par son emploi d’une expérimentation strictement contrôlée et de démonstrations mathématiques rigoureuses, a inauguré la méthode expérimentale moderne.

 

Question 3 : En lisant votre ouvrage on s’aperçoit que plusieurs savants qui ont écrit des traités d’optique ont aussi écrit sur des phénomènes naturels dont l’explication n’était pas évidente, comme l’arc-en-ciel, ou sur les modalités de réfraction des miroirs. Pensez-vous que le miroir a eu un rôle dans l’évolution des théories optiques au fil des siècles ?

L’optique et l’astronomie sont les deux plus brillantes disciplines scientifiques de l’Antiquité, leur mathématisation n’est pas étrangère à ce succès. Euclide, un siècle avant Aristote et Ptolémée, six siècles plus tard, bornent les deux stades de l’optique géométrique grecque, comme le dit si justement leur plus éminent traducteur et commentateur belge, Albert Lejeune.  Entre les deux, de nombreux commentaires sont produits, mais rien de comparable aux travaux d’Euclide et de Ptolémée, par exemple Théon d’Alexandrie ou Damien de Larissa qui s’en tiennent essentiellement à des recensions de l’optique euclidienne, souvent dans un but pédagogique. Il faut néanmoins mentionner Anthémius de Tralles, déjà évoqué plus haut, avec ses travaux consacrés aux miroirs ardents (incité probablement par la légende selon laquelle Archimède aurait, en faisant converger sur elle les rayons du soleil, incendié la flotte de Marcellus lors de l’attaque de Syracuse) dans lesquels il étudie les propriétés focales de la parabole. L’optique, la catoptrique, et leurs diverses sections (dioptrique, anaclastique..) ont suscité de très nombreux travaux, notamment parmi les mathématiciens, outre Anthémius déjà mentionné, il faut citer Dioclès, fin du deuxième siècle av. JC, qui étudie les propriétés focales d’une parabole, Ibn Sahl, du dixième siècle ap. JC. qui découvre la loi de la réfraction (redécouverte au dix-septième siécle et connue sous le nom de loi des sinus de Snell-Descartes). On doit également mentionner celui qu’Ernest Renan considérait comme le plus grand philosophe arabe du neuvième siècle, al-Kindī qui consacre deux ouvrages à l’optique géométrique. Postérieur à al-Haytham, au treizième siècle, Kamāl al-Dīn al-Fārisī qui propose la première explication acceptable de l’arc-en-ciel ainsi qu’une réforme de la théorie des couleurs.

 

Question 4 : Le dernier chapitre de votre livre est dédié à la postérité de l’œuvre de Ibn al-Haytham. Quelles ont été les difficultés à surmonter afin que sa théorie de l’intromission fût acceptée par la communauté des savants en Orient et Occident ?

Ibn al-Haytham, en raison probablement de ses conditions d’existance au Caire, n’a été connu que relativement tard. Kamāl al-Dīn al-Fārisī, peu satisfait des explications que donnaient de la réfraction et de certains phénomènes météorologiques les ouvrages dont il disposait à l’observatoire de Maragha, prend connaissance de l’ouvrage d’Ibn al-Haytham et en écrit un commentaire. Ce sera par cet ouvrage qu’à la fin du treizième siècle le monde savant arabe connaitra notre savant. En revanche, dans le monde chrétien occidental, une traduction en latin, que l’on doit probablement à Gérard de Crémone, circule sous le nom de Perspectiva ou de De aspectibus. Commence alors une tradition, désignée sous le nom de « perspectivisme », où s’illustrent notamment Roger Bacon, Witello et John Pecham ; la cour pontificale de Viterbe devient même à partir de 1277 un véritablement centre de transmission des écrits consacrés à l’optique. En 1572, Friedrich Risner, assistant depuis 1565 au Collège Royal (ancètre de l’actuel Collège de France) du grand humaniste Pierre de la Ramée, édite et imprime à Bâle les travaux des perspectivistes, notament un Perspectiva de Witelo (Vitellonis) et  celui d’Alhazen sous le nom de Opticae thesaurus Alhezani.

 Jusqu’au début du dix-septième siècle. Cette édition de Rissner demeurera de loin le traité d’optique le plus répandu durant tout le dix-septième siècle, bien après la publication par Képler en 1604 du Ad Vitellionen Paralipomena qui établit qu’une image est formée, peinte dira-t-il, par le cristallin sur la surface de la rétine. Cette image est réelle, elle a été directement obsevée sur le fond d’un œil fraichement prélevé sur un cadavre humain par Schneider en 1630 , observation que renouvelle Descartes dans sa Diotrique de 1637.

Déjà, Ibn al-Haytham, fort de sa théorie de la lumière et de celle de sa propagation le long de rayons rectilignes, avait établi l’existence d’une image du monde extérieur qu’il situait dans le cristallin, considéré comme le point de départ d’un traitement visuel par le cerveau. La démonstration que cette image réelle se forme sur la rétine marque de la victoire définitive de l’intromission. Mais cette image n’a cessé depuis lors de poser problèmes, comment passe-t-on de cette peinture sur le fond de l’œil (Képler) au percept, ce que l’observateur voit du monde. Il faudra attendre la fin du dix-neuvième et surtout le milieu du vingtième siècle pour qu’une solution, relativement satisfaisante, soit apportée. Mais c’est une autre histoire.

 

Conclusion  

C’est bien l’œuvre de Ibn al-Haytham qui marque la rupture fondamentale dans l’histoire des théories de l’optique, de la lumière et de la vision ; le premier, il établit une séparation totale entre une théorie de la lumière (et de la couleur) qui relève de la physique et une théorie de la perception visuelle qui lève de l’anatomie, la physiologie et surtout de la psychologie. La lumière en effet irradie de façon rectiligne à partir de chacun des points d’un objet lumineux ou illuminé, les propriétés de ces rayons lumineux (notamment leur réflexion sur des surfaces planes ou courbes, leur réfraction entre deux milieux de densité différente) relèvent d’une approche expérimentale et peuvent être soumises à un traitement mathématique rigoureux. Mais si la lumière est bien indépendante de la vision, l’image qu’elle forme dans le cristallin affecte néanmoins la perception des objets extérieurs grâce à des opérations mentales (qu’Ibn al-Haytham localise dans le cerveau) d’inférences, grâce à des processus interprétatifs, tellement rapides qu’ils passent inaperçus. Cette idée, qu’Helmholtz s’approprie en 1867, est au cœur de ce qu’on désigne aujourd’hui de cognition visuelle.

L’importance de Ibn al-Haytham va bien au-delà de l’optique et des sciences de la vision. Il est l’un des plus grands mathématiciens de l’histoire des mathématiques, son rôle historique réside dans la haute exigence épistémologique qu’il demande : la preuve doit être systématiquement mathématique et expérimentale. Comme le souligne son plus grand connaisseur, le Professeur Roshdi Rashed : «  L’élément universel de la preuve scientifique, qui a toujours distingué la science de tout autre savoir…assure sa diffusion au-delà des conflits, parfois encore vivace, religieux, idéologiques ou même armés ».

 

Remerciements

Je remercie chaleureusement le Professeur Roshdi Rashed pour son soutien bienveillant tout au long de projet et pour sa lecture attentive à chacune des étapes de sa réalisation. Un grand merci également à mes amis Claude Imbert, Michel Menu et Michel Blay, ainsi qu’à tous mes collègues du Laboratoire des Systèmes Perceptifs (LSP) du Département des Études Cognitives de l’École normale supérieure, notamment son directeur Pascal Mamassian.

Entretien réalisé par Luca Torrente

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