La question-Nietzsche, entretien avec Frédéric Porcher

03 mai 2024

Autour de La question-Nietzsche. Les normes au carrefour du vital et du social (Vrin, 2023)

 

 

Vrin : Quel a été le point de départ de votre essai ?

Frédéric Porcher : À l'origine, il y a plusieurs insatisfactions tenant pour l’essentiel à la circulation des idées autour de Nietzsche et ses prétendus « disciples ».

Par exemple, la question politique que l’on a tendance à simplifier à l’extrême. D’un côté Nietzsche critique la politique instituée (y compris tous les partis politiques de son temps), et dans le même temps ses analyses offrent de nouvelles perspectives sur le champ social et politique en y incluant, par exemple, des questions relatives à la vie, aux valeurs, au langage, au psychisme, etc. Foucault reprend à sa façon un tel décalage lorsqu’il déclare vouloir prendre « la politique à revers » ou traverser « les sociétés en diagonale » –  et que Nietzsche l’a justement séduit parce qu’il permet de « penser le pouvoir sans s’enfermer dans une théorie politique pour le faire ».

Une autre source de mécontentement a été la catégorie de « nietzschéisme français » qui devrait, en toute rigueur, n’être qu’une catégorie descriptive et historiographique mais qui, comme chacun sait, a acquis une signification hautement polémique. Dans les années 1990 – jusqu’à aujourd’hui ! – elle est devenue une sorte de mantra visant à liquider tout un pan de la pensée critique en l’accusant de relativisme, irrationalisme, nihilisme, et j’en passe... C’est d’ailleurs Habermas, un philosophe allemand curieusement, qui a donné son assise conceptuelle à cet usage idéologique du nietzschéisme français. Je consacre le second chapitre du livre à reconsidérer la lecture habermassienne de Nietzsche en insistant sur sa portée non seulement polémique mais aussi, et surtout, stratégique.

Enfin, il y a aussi la mise en opposition, très courante outre-Rhin, du nietzschéisme et du rationalisme au motif que Nietzsche défendrait une philosophie de la vie et de la création contre la raison et les sciences. Or tout l’effort des différents protagonistes de ce livre (Horkheimer et Adorno, Bachelard et Canguilhem, Foucault, Deleuze et Guattari) – à l’exception de Habermas – consiste au contraire à réinscrire la philosophie de Nietzsche dans une tradition de pensée moderne et éclairée, y voyant même un levier pour retravailler l’héritage des Lumières. À ce propos, j’aime citer Deleuze lorsqu’il affirme de façon sobre et peu sujette à caution que « Nietzsche est l’un des plus grands philosophes du XIXème siècle » parce qu’il « change la théorie et la pratique de la philosophie ».

Vrin : Qu’appelle-t-on la philosophie sociale ?

FP : Pour éviter un certain nombre de malentendus, je distinguerai trois approches. Une première, doxique, où la philosophie sociale se présente comme une catégorie aussi vague qu’indéterminée visant à mettre l’accent sur le social, avec bien sûr la prégnance du mot « social » en France, notamment au travers des politiques sociales. Attention, je ne veux surtout pas dire que l’État social n’est pas une forme politique importante, mais que, comme y avait déjà insisté Franck Fischbach dans son Manifeste pour une philosophie sociale, la philosophie sociale n’est pas une philosophie du social en ce sens-là : comme toute discipline à proprement dit, elle doit construire ses objets.

La seconde approche est celle dont je suis parti : un champ disciplinaire résultant d’un effort de clarification sans précédent effectué par la Théorie critique allemande. Je pense en particulier à Max Horkheimer et Axel Honneth, notamment lorsque ce dernier propose une reconstruction historique et conceptuelle de la philosophie sociale allant de Rousseau à Nietzsche en passant par Hegel et Marx jusqu’à Arendt et Habermas, Taylor et Foucault... L’idée forte est ici que pratiquer une philosophie sociale de type critique consiste au sens minimal à diagnostiquer les « pathologies du social » comprises comme des « évolutions manquées » de notre société, et dont les acteurs sociaux font négativement l’expérience in situ. Cette approche a été si productive qu’elle a fait l’objet d’un véritable transfert culturel dans le champ francophone, là où la notion de philosophie sociale en était restée jusqu’à présent aux intuitions vagues que j’évoquais en premier lieu.

La troisième approche de la philosophie sociale est celle à laquelle je suis pour ma part parvenu en prenant très au sérieux les analyses de Foucault à propos de la double histoire, allemande et française, de l’Aufklärung. Où la lignée française de la pensée de l’Aufklärung renvoie non pas à Kant et Hegel mais à Saint-Simon et Comte, et s’est transmise par le truchement des historiens des sciences dont Canguilhem représente la figure centrale. Après Foucault, il m’a en effet semblé permis de relire cette double histoire comme deux profils ou styles de philosophie sociale : je rappelle à cet égard que Comte est le premier à faire usage du mot de « philosophie sociale » pour désigner le champ disciplinaire qu’il entendait promouvoir. Aussi devenait-il possible de relire cette double histoire de l’Aufklärung en observant qu’elle gravite, côté français, non seulement autour du problème de l’histoire de la raison (comme l’établit Foucault) mais au confluent d’une histoire de la raison et d’une histoire de la vie, et ce par le privilège que Comte et Canguilhem à sa suite (bien qu’en opposition à lui) accordent à la question des normes vitales et sociales. Seulement, Comte fait dériver les normes de la normalité, là où Canguilhem, dans le droit fil de Nietzsche, les comprend en référence à la normativité.

Partant de là, j’esquisse en conclusion deux modèles critiques de la philosophie sociale dont les objets sont distincts sans être contradictoires : d’un côté, les « pathologies du social » que j’évoquais à propos de la redéfinition honnethienne de la philosophie sociale ; et, de l’autre, la « force des normes » selon l’excellente formule de Pierre Macherey que je me suis permis de reprendre à mon compte. En somme, l’alternative est la suivante : ou bien les normes sociales émergent d’une réflexion sur la normalité (moins le pathologique), ou bien elles renvoient à la normativité (plus le pathologique), et donc à la productivité comme à la conflictualité des normes. En ce sens, les travaux de Foucault à partir des années 1970 et ceux de Deleuze et Guattari me semblent en partie redevables à Nietzsche et Canguilhem, comme j’essaie de le montrer dans la troisième et dernière partie du livre. 

Vrin : En quoi la philosophie sociale est-elle redevable à Nietzsche ?

FP : Si l’on suit Honneth, Nietzsche aurait initié de nouvelles méthodologies d’analyse culturelle (la généalogie, le culturalisme) se révélant incontournables à qui veut diagnostiquer le temps présent ainsi que les normes dont il est traversé. D’où les nombreuses filiations nietzschéennes : dans la sociologie allemande (Weber, Simmel), La dialectique de la Raison de Horkheimer et Adorno, les enquêtes de Foucault ou Butler. Seulement, la pointe élitiste du questionnement nietzschéen tendrait, toujours selon Honneth, à ôter à la philosophie sociale son « enveloppe extérieure » qui n’est autre que le potentiel émancipatoire de la socialité prise en elle-même.

Pour ma part, il s’est au fond moins agi de Nietzsche que de la « question-Nietzsche » – formule que j’emprunte à Deleuze pour qui elle renvoie aux dispositions affectives de ses lecteurs sans lesquelles, ajoutait-il, aucun rapport positif à Nietzsche n’est possible. En sorte que les lectures de Nietzsche reconstruites dans l’essai traduisent chaque fois des formes de critique sociale résultant d’un même effort pour conceptualiser philosophiquement le social en insistant, comme je l’ai dit, sur sa composante normative.

Vrin : Qu’est-ce qu’être nietzschéen aujourd’hui ?

FP : Le philologue et grand spécialiste de Nietzsche Mazzino Montinari fait une mise en garde qui me paraît décisive lorsqu’il déclare que l’on peut bien être bouddhiste, chrétien ou freudien, mais qu’il serait presque indécent d’être nietzschéen. Plusieurs idées en découlent.

Avant tout le fait qu’être nietzschéen, c’est pour l’essentiel lire Nietzsche, continuer de travailler et de penser avec le texte nietzschéen sans jamais adhérer à une quelconque doctrine de Nietzsche (ce serait indécent de prétendre être nietzschéen en ce sens-là). Car la philosophie de Nietzsche ne saurait se réduire à un corps doctrinal.  Elle se présente bien plutôt comme un « perspectivisme conséquent », qui me paraît faire toute sa force.

En ce sens, être nietzschéen, ce serait finalement pour moi être antidogmatique et anticonformiste – comprenons-nous bien, ces deux catégories, je ne les entends pas d’abord comme des attitudes existentielles, mais comme des exigences que tout lecteur de Nietzsche se doit de satisfaire s’il veut être nietzschéen : ne pas dogmatiser Nietzsche, et surtout ne pas le rendre trop vite « acceptable ». Voilà, tel que je l’imagine, le nietzschéen d’aujourd’hui dont la tâche est de laisser (encore) sa chance au texte et maintenir intacte sa force de proposition.

Propos recueillis par Emilie Brusson le 26 avril 2024