Entretien avec Emmanuel Alloa

02 juillet 2025

À propos de : Emmanuel Alloa, La résistance du sensible. Merleau-Ponty, critique de la transparence, Vrin, « Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie – Poche », mai 2025

Vrin – Emmanuel Alloa, vous êtes l’auteur d’une étude sur Maurice Merleau-Ponty parue en 2008 aux éditions Kimé, traduite en plusieurs langues et rééditée cette année aux éditions Vrin sous le titre La résistance du sensible. Merleau-Ponty, critique de la transparence. Le succès de ce livre semble tenir aux usages pluriels qu’on peut en faire : on peut le lire comme une introduction à l’œuvre de Merleau-Ponty, comme une synthèse sur l’état actuel de la recherche merleau-pontienne, et comme une thèse singulière, qui fait de Merleau-Ponty le « critique de toute idéologie de la transparence ». Pourquoi avoir choisi le motif de la « transparence » comme fil conducteur de votre lecture de la pensée de Merleau-Ponty ?

Du temps est passé, depuis que j’ai écrit le premier jet de ce livre il y a une vingtaine d’années. Pour répondre à votre question, je dois tenter de me replacer dans cette période déjà lointaine. Mais ce que je peux dire sans la moindre hésitation, c’est que l’on ne choisit pas ses thèses philosophiques : elles nous tombent dessus, comme des évidences. En me plongeant à l’époque dans les écrits de Merleau-Ponty, dans ses textes publiés de son vivant, mais aussi dans les nombreux matériaux posthumes auquel on commençait enfin à avoir accès, cette récurrence m’a aussitôt frappé. Quelque soit le sujet abordé – le rapport à soi, le rapport à Autrui, la connaissance du monde –, Merleau-Ponty nous met en garde contre tout fantasme de la transparence. Au fond, l’insistance sur une certaine impénétrabilité des choses, sur un coefficient d’adversité, c’est ce qui – négativement – éloigne Merleau-Ponty du rêve intellectualiste d’une connaissance ultime, mais aussi ce qui – positivement – fait de Merleau-Ponty un penseur réaliste, ancré dans la solidité matérielle et historique du réel. La résistance du sensible n’est autre que le nom de l’expérience que nous faisons tous, en tant qu’êtres incarnés, doués d’un corps : le réel n’est réel qu’à mesure qu’il ne s’accommode jamais tout à fait à notre saisie. Que ce soit par excès ou par soustraction, le réel est ce qui se met en travers, et résiste à nos visées.

 

Vrin – Vous dites que Merleau-Ponty a entrepris une « traversée des sciences » (p. 53), lui qui écrit dans un dialogue constant avec les sciences expérimentales, les institutions politiques, l’histoire et les pratiques artistiques. En quoi cela a-t-il marqué sa conception de la perception et ce que vous appelez « la résistance du sensible », de ce monde de la perception qui reste « dans une large mesure ignoré de nous » (p. 29) ?

Rares sont les philosophes ayant accordé autant d’importance et de crédit à la perception que Merleau-Ponty. Toute son œuvre constitue une sorte de gigantesque réhabilitation de ce que j’appelle, dans le livre, notre « situation perceptive ». Or quand il y a lieu de réhabiliter, c’est qu’il y a eu marginalisation ou oubli. À ce sujet, l’explication que nous donne Merleau-Ponty est séduisante. Car l’oubli de cette situation perceptive aurait deux causes, convergentes mais néanmoins distinctes. La première serait d’ordre historique, et elle concerne le traditionnel soupçon qu’entretiennent la philosophie et la théologie à l’égard de nos organes sensoriels, réputés inconstants. Tout cela est bien connu. Mais Merleau-Ponty ajoute à cela une deuxième cause, naturaliste, une cause d’autant plus virulente qu’elle est d’ordre structurel. Que nous ignorions à peu près tout du « monde de la perception » n’est pas seulement imputable aux « contempteurs du corps » (Nietzsche), mais encore au fait qu’au quotidien, notre condition sensible échappe à notre regard. Nos visées pratiques constituent parfois le motif le plus inattendu mais non moins puissant de la rater. La finalité utili­taire dénude les choses de leur étoffe sensible, si bien que cette rugosité, cette couleur, cette saveur ont depuis longtemps cessé de nous interpeller. En inversant l’ordre des priorités, et en rétablissant un « primat de la perception », Merleau-Ponty nous invite à donner toute sa place à cette condition première de notre être au monde. En résumé, qu’il y ait de la signification dans le monde ne peut être dissocié de notre enracinement corporel dans celui-ci, le sens est inséparable de nos sens.  

Pour le meilleur et pour le pire, perception et signification sont donc entrelacés chez Merleau-Ponty. Tandis que certains lui savent gré d’avoir rappelé l’ancrage somatique de nos systèmes de valeur et de jugement, d’autres lui reprochent d’avoir déjà trop « herméneutisé » la perception qui, en tant que telle, ne possèdera jamais aucun contenu conceptuel. Quoiqu’il en soit, Merleau-Ponty aura ouvert la voie à tous ceux qui s’intéressent aujourd’hui aux « schèmes pratiques », et donc à une description des normes régissant notre faire qui n’ont rien de représentationnel. Que les écrits de Merleau-Ponty connaissent actuellement une telle renaissance, en psychiatrie, psychopathologie, anthropologie, sciences du comportement, sociologie et psychanalyse, mais aussi au sein des études de genre, de l’histoire des techniques ou de l’écologie, tout cela s’explique du moins en partie par sa propre méthode, nourrie au contact d’autres disciplines. Pendant trop longtemps, on est restés prisonniers d’une conception qui faisait de Merleau-Ponty ce « philosophe du dedans », d’une description du ressenti à la première personne, par opposition aux sciences dites objectives. Ses notes de travail, et les conversations avec d’autres disciplines dont nous commençons enfin à mesurer toute l’ampleur, nous obligent à corriger cette image. Lorsque sur le tard, il en appelle à une « ontologie du dedans » (une endo-ontologie comme il dit), il ne s’agit certes pas de se claquemurer dans une ontologie idéaliste à la première personne, mais de penser des ontologies situées, forcément indirectes, parce que conscientes de ce qu’elles doivent à leurs positions respectives. 

 

Vrin – Maurice Merleau-Ponty est mort brutalement en 1961 à l’âge de 53 ans, laissant derrière lui une œuvre inachevée, non « conclusive » (p. 297), comme vous le soulignez. Un des prolongements possibles de son œuvre réside selon vous dans la notion nouvelle de « diaphénoménologie » qui fait l’objet de votre dernier chapitre et saluée par Renaud Barbaras dans sa préface (p. 19). Pourriez-vous, en quelques mots, nous dire de quoi il s’agit ?

Vous le disiez vous-même dès le début de cet échange. La résistance du sensible peut se lire de différentes façons. Le livre veut fournir tous les outils nécessaires pour appréhender l’œuvre dans son ensemble, et à ce titre, je crois qu’elle peut faire office d’introduction à la pensée de Merleau-Ponty (d’ailleurs, ce fut le sous-titre choisi pour la traduction anglaise, parue en 2017 aux Etats-Unis : An Introduction to Merleau-Ponty). Dans cette réédition remaniée de 2025, on trouvera en outre une synthèse des principales avancées de ces dernières années, et l’ajout de nombreuses références à des notes inédites : je pense donc que l’ouvrage pourra retenir l’attention des spécialistes. Mais il n’en reste pas moins que toute interprétation d’envergure se heurte toujours à ce même problème : la pensée de Merleau-Ponty fut brusquement interrompue, et on ne saura jamais avec certitude comment il se serait positionné dans les années suivantes, face au grand bouleversement intellectuel que représenteront les années 1960 et 1970 par exemple. Dans le livre, j’indique quelques points de suspension et j’esquisse des lignes de fuite contenues dans les dernières notes manuscrites, mais je me permets aussi de proposer un prolongement possible, qui se rapporte à ce que j’ai tenté d’élaborer ailleurs sous le titre de « diaphénoménologie ».

J’en trouve notamment les prémices dans ce suggestif passage dans L’Œil et l’esprit, où Merleau-Ponty décrit une scène en Provence, avec l’intense soleil du Midi perçant à travers l’écran des cyprès : « Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. » (p. 70). Dans ses derniers écrits, Merleau-Ponty a développé une réflexion sur la puissance des éléments. Nous avons l’habitude dire que l’eau est transparente. Mais cela n’en fait ni quelque chose d’immatériel ni quelque chose d’inactif. Ce n’est pas malgré le milieu élémentaire que nous voyons, mais grâce à celui-ci : plus que transparent, il serait d’ailleurs plus exact de dire qu’il est diaphane. Contre l’idéologie de la transparence, et d’une coïncidence ultime des choses, insister sur les milieux de l’apparaître, c’est insister sur le fait que l’apparaître ne dépend pas seulement de son destinataire. Pour aller vite, j’estime que la phénoménologie classique a confondu l’adresse du phénomène (son apparaître pour moi) et sa source (son apparaître par moi). En outre, son anti-représentationnalisme, par ailleurs tout à fait salutaire, s’est parfois confondu avec une philosophie de l’immédiateté : or, on peut considérer que la chose elle-même apparaît (le principe de l’auto-présentation ou Selbstgebung chez Husserl), sans que cette présentation doive se faire hors de toute médiation. 

Contre certaines impasses de la phénoménologie classique et contemporaine, j’ai essayé de soutenir qu’il n’y a pas d’apparaître pur, et qu’il n’y a que des transparutions. Dans cette nouvelle méthode que j’appelle « diaphénoménologique », j’essaie d’articuler conjointement l’apparaître (phainesthai) et les média (dia) de cet apparaitre (dia-phainesthai). D’où l’importance de prendre au sérieux tous les appareils de l’apparaître, qu’ils soient psychiques ou physiques. J’ai développé tout cela dans un livre plus systématique issu de ma thèse soutenue en 2009. Paru en allemand en 2011, et traduit depuis dans plusieurs autres langues, il reste à ce jour inédit en français, mais pour celles et ceux que cela pourrait intéresser, il est par exemple disponible en anglais (Looking Through Images. A Phenomenology of Visual Media, Columbia University Press, 2021).

Vrin – Vous êtes actuellement professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’Université de Fribourg, en Suisse. Y a-t-il des échos entre ce premier livre sur Merleau-Ponty et vos ouvrages ultérieurs autour de l’image, la perspective, ainsi que vos enseignements aujourd’hui ?

Oui, certainement, puisque tout le projet d’une diaphénoménologie est pour ainsi dire issu de cette première lecture de Merleau-Ponty. Il est indéniable que la rencontre précoce avec sa pensée m’a également influencé sur d’autres points, sans que sur le moment j’en ai toujours mesuré tout le poids. C’est alors plutôt rétrospectivement que je repère des nombreux motifs déjà présents chez lui. Il y a bien sûr l’incroyable richesse de ses réflexions sur la peinture et sur l’image, qui ont orienté la trilogie Penser l’image et que j’avais placé sous cette recommandation merleau-pontienne : non pas penser l’objet image, mais « penser selon l’image ». Il y a la critique de l’idéologie de la transparence : mes réflexions sur les normes sociétales contemporaines, au sein de la mouvance des critical transparency studies, lui sont là encore redevables. Et c’est bien sûr encore le cas d’un livre tel que Partages de la perspective (Fayard 2020), où j’essayais d’expliciter ce que Merleau-Ponty veut dire quand il parle de « co-perception ». Regarder ensemble, « envisager », c’est déjà prendre la mesure que malgré des points de vue irréductibles, il y a appartenance à un monde commun. Tout cela n’est pas sans effets de retour : plus je lis Merleau-Ponty, plus je me persuade que sa pensée du « chiasme » n’est intelligible que si on la conçoit à l’aune d’une sorte de perspectivisme cosmologique. Il y a d’ailleurs des notes de travail inédites qui vont dans ce sens.

 

Vrin – Vous conseillez dans votre livre l’essai « mémorable » de Peter Handke intitulé Essai sur la fatigue (cité p. 105, dans la traduction de G.-A. Goldschmidt, paru chez Gallimard en 2016), qui gagnerait selon vous à figurer parmi les classiques phénoménologiques. Y a-t-il selon vous, et sans exhaustivité aucune, d’autres ouvrages ou auteurs qui ont marqué l’approche phénoménologique contemporaine ?

On touche là à un paradoxe amplement décrit par Merleau-Ponty lui-même. Depuis ses débuts avec Edmund Husserl, la phénoménologie se présente comme une pratique philosophique d’un style radicalement neuf : il s’agit tout d’abord de décrire les phénomènes, à travers une analyse des structures immanentes de leur apparaître, plutôt que de les ramener à des explications extrinsèques. Pour faire simple, on pourrait dire que la phénoménologie refuse ce genre de philosophie aujourd’hui largement majoritaire au sein de la discipline, et qu’on pourrait qualifier d’ « argumento-centré », où l’essentiel consiste à construire et évaluer la justification rationnelle des arguments avancés. Mais si ce genre de fidélité à l’expérience en première personne a pu en séduire plus d’un, et explique en partie l’attrait que l’approche phénoménologique continue d’exercer jusqu’à nos jours, Merleau-Ponty a également thématisé son paradoxe constitutif : si la phénoménologie se targue d’être une philosophie descriptive, qui « fait voir avec les mots », est-elle vraiment le mieux placée pour atteindre l’objectif qu’elle s’est elle-même fixé ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle externalise le travail, et qu’elle engage la littérature ou la poésie en sous-traitance ?

L’essai de Handke contient en effet une description de la fatigue des plus fines. Et personne n’égalera bien sûr Marcel Proust pour restituer toute la texture olfactive et tactile des « idées sensibles », Francis Ponge pour diriger notre attention vers cette vie sourde des choses, Robert Musil pour nous faire prendre conscience de la contingence radicale du « moi ». Aucune raison de s’en tenir exclusivement aux grands poètes et prosateurs : on peut évidemment aller chercher également du côté de la peinture, de la photographie, de la musique, de la danse contemporaine ou du cinéma. Ou encore du côté des productions télévisuelles contemporaines. À mes étudiants férus de séries, et qui me demandent ce que Husserl veut dire lorsqu’il parle d’« apriori de la corrélation », je leur conseille d’aller voir la désormais classique série de HBO The Wire.

En ce qui concerne Merleau-Ponty lui-même, on a rarement trouvé de philosophe plus enclin à venir chercher son inspiration auprès des poètes, des écrivains ou des peintres, et se mettre à leur école. S’il n’a jamais écrit de philosophie de l’art, ce n’est peut-être pas qu’un oubli : l’art ne se cantonne jamais chez lui à un domaine réservé, mais constitue plutôt une pratique de vérité dont la philosophie peut adopter certaines techniques. Ce qui ne l’empêche pas – et malgré ce que certains de ses détracteurs ont pu soutenir – d’avoir toujours tenu à distinguer art et philosophie. Pas impossible que ce soit dû à certaines expériences personnelles : encore étudiant, il se fait engager par un explorateur de l’arctique pour rédiger en tant que « plume » un roman sur le monde polaire (Nord, Grasset, 1928). Après cet épisode, et contrairement à d’autres phénoménologues tels que Sartre, Lévinas ou Michel Henry, l’envie de mener de conjuguer une activité philosophique et littéraire semble lui être passée.    

 

Propos recueillis le 8 juillet 2025 par Émilie Brusson.