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Les Principes de la philosophie du droit fascinent par leur effort pour penser les phénomènes juridiques, sociaux et politiques en cherchant leur unité et en respectant leur diversité. Aperçu avec Gilles Marmasse, auteur de Force et fragilité des normes. Les principes de la philosophie du droit de Hegel
En quoi la philosophie du droit de Hegel se distingue du conservatisme qui lui est souvent attribué ?
Il y a bien des éléments chez Hegel qui peuvent nous apparaître comme conservateurs, et en premier lieu son adhésion à l’ordre monarchique prussien. Mais cette adhésion est associée à un vibrant éloge de la Révolution française dans ses phases inaugurales. Incohérence ? Non, si l’on admet que Hegel perçoit dans la Révolution française aussi bien que dans la Prusse du début du XIXe siècle un effort pour organiser l’Etat de telle manière qu’il repose sur la volonté universalisée du peuple.
Au demeurant, Hegel n’invoque jamais la tradition ni l’« état de fait » comme des arguments positifs. Il accorde une valeur primordiale au processus vivant, qui consiste toujours à bouleverser le donné et ne laisse rien indemne. Pour lui, la rupture et l’innovation, même violentes, finissent toujours par l’emporter sur l’originaire et la répétition.
Hegel définit le droit comme l’inscription de la volonté libre dans le monde, ou encore comme « l’être-là de la volonté libre ». Que signifie cette définition ?
Quelle est l’origine du droit ? Puisque les normes publiques sont contraignantes, il est tentant de les considérer, sinon comme opposées, du moins comme étrangères à la volonté des individus. Pour Hegel, au moins à l’époque moderne, les lois et les coutumes tendent en réalité à être expressives de la volonté la plus authentique des individus. Les
Principes de la philosophie du droit étudient précisément leur genèse et montrent la logique d’universalisation qui les caractérise. D’un côté, les normes publiques sont posées comme ce qui doit être
par des sujets (elles ne proviennent ni d’une raison désincarnée, ni d’un mécanisme dénué de subjectivité). D’un autre côté, les sujets auteurs de la loi tendent à exprimer une volonté de plus en plus universelle.
Considérons par exemple la répartition de la propriété (objet du « Droit abstrait »). Initialement, soutient Hegel, elle résulte simplement de l’accaparement de certains biens par certains individus. Mais la propriété fait ensuite l’objet d’accords individuels (achat, vente, contrats…) – première forme de généralisation. Et finalement, face à la contestation et la violation de la propriété, c’est le juge qui statue sur ce qui revient à chacun. Le juge incarne alors une volonté non plus simplement particulière mais universelle, en laquelle chacun peut se reconnaître. La répartition de la propriété telle qu’elle est sanctionnée par le juge correspond à la volonté universelle (donc, pour Hegel, véritable) des individus.
Mais si les normes découlent de la décision des individus elles gagnent également sur eux une indépendance telle qu’elles en viennent à se présenter face à eux comme un monde sur lequel ils n’ont qu’un faible pouvoir. C’est pour cette raison que Hegel parle à leur propos de « l’être-là » (de l’existence donnée) de la volonté. Cette affirmation traduit ce qu’a pour Hegel de problématique le monde des normes. D’une part, c’est un monde qui résiste à sa transformation par une volonté neuve (par exemple, changer une loi est difficile et risque d’amener du pire autant que du meilleur). D’autre part, nulle institution n’est assurée d’être entièrement bonne (significativement les normes s’opposent mutuellement d’une époque à l’autre et sont toujours mortelles).
Qu’est-ce que la « volonté libre », à quelle(s) autre(s) volonté(s) s’oppose-t-elle ?
On retrouve, dans sa théorie du droit, la thèse de Hegel selon laquelle l’aspiration la plus fondamentale de la volonté est la liberté (la liberté étant définie comme le fait d’être « chez soi » dans son autre). Hegel se refuse à subordonner le droit à d’autres fins, par exemple à l’ordre ou à la prospérité. Selon lui, les normes doivent être comprises comme des réalisations de la subjectivité humaine, qui tend par elles à s’incarner dans le monde et à y affirmer sa souveraineté.
Pourquoi lire aujourd’hui les Principes de la philosophie du droit
?
Les
Principes de la philosophie du droit ont fasciné leurs lecteurs par leur effort pour penser les phénomènes juridiques, sociaux et politiques en cherchant leur unité
et en respectant leur diversité. Ils réussissent remarquablement à associer la fidélité à l’expérience et le souci d’une construction rigoureuse.
Mais, surtout, les
Principes de la philosophie du droit mettent au premier plan la liberté, comprise comme affirmation de la subjectivité, refus de la fixité et intégration de l’altérité. Hegel est en ce sens un héritier des Lumières à l’époque des mises en cause romantiques de la raison. Les
Principes de la philosophie du droit valent par un engagement en faveur de la rationalité qui, cependant, admet et théorise les difficultés qu’elle a à se réaliser concrètement dans l’expérience.